SYNDICATS AGRICOLES AUX RACINES DE LEURS DIVERGENCES
D'où viennent la FNSEA, Jeunes Agriculteurs, le Modef, la Confédération paysanne et la Coordination rurale ? A deux mois des élections aux chambres d'agriculture, voici des repères sur leurs origines.
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Les syndicats qui se présentent en janvier aux suffrages des agriculteurs ont été créés après-guerre. Mais ils sont les héritiers d'une histoire syndicale qui prend racine à la fin du XIXe siècle.
La loi instituant les syndicats agricoles date de 1884. « Au départ, il s'agit surtout de syndicats-boutiques occupés à vendre engrais, machines, assurances… », note Serge Cordellier, spécialiste de l'histoire des syndicats agricoles (1). Très vite, deux familles d'organisations professionnelles rivales se mettent en place, s'appuyant sur les syndicats mais aussi sur les coopératives, les sociétés de secours mutuel, de crédit. La première, menée par la Société des agriculteurs de France, installée rue d'Athènes, à Paris, est très influencée par les propriétaires terriens de tendance monarchiste et par l'aile traditionnelle de l'Eglise catholique. L'autre, symbolisée par la Société nationale d'encouragement, sise boulevard Saint-Germain, est sous l'influence des notables laïques et républicains. Pour la « rue d'Athènes », le syndicat est au centre de tout et exerce un rôle dirigeant sur les structures économiques. Pour le « boulevard Saint-Germain », la priorité va aux organisations économiques. A partir des années 1930, le paysage se complique et se politise lourdement, avec la création du parti agraire, de la Confédération générale des paysans travailleurs par des proches du Parti communiste, ou encore de la Confédération nationale paysanne, par les socialistes. Dans l'Ouest émerge un autre mouvement initié par les chrétiens sociaux, celui des cultivateurs-cultivants. L'extrême droite aura aussi sa force de frappe avec les Comités de défense paysanne, « les chemises vertes ».
L'UNITÉ AVANT TOUT
Dès 1940, le régime de Vichy impose son ordre : il crée la Corporation paysanne, organisation agricole unique et centralisée. Elle se substitue à toutes les organisations existantes, syndicales et économiques, qui sont dissoutes. Elle réunit propriétaires, fermiers, métayers et ouvriers agricoles. Du niveau local au national, tout est rigoureusement organisé. « Pour la première fois, les agriculteurs, jusqu'ici toujours représentés par des notables, sont appelés à voter pour leurs représentants », relève Serge Cordellier.
Au sortir de la guerre, pour tourner la sombre page de l'époque vichyste et de la collaboration, la Corporation paysanne est dissoute et la liberté syndicale rétablie. Née dans l'esprit des résistants, la Confédération générale de l'agriculture (CGA) est instituée. Elle s'appuie sur le « boulevard Saint-Germain ». En 1946, elle crée en son sein une fédération générale des syndicats : ce sera l'acte de naissance de la FNSEA, Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, qui dispose alors du monopole de la représentation syndicale. Très vite, la FNSEA, où les anciens responsables de la Corporation paysanne sont revenus en force, s'émancipe de la tutelle de la CGA, jugée trop à gauche. Le climat est loin d'être apaisé. « Des dissensions apparaissent entre la centrale, dominée par les grandes cultures du Bassin parisien, et le midi viticole, associé aux bassins d'élevage du centre de la France, rappelle Serge Cordellier. Au début des années 1950, des FDSEA menées par des syndicalistes issus de la résistance et proches du Parti communiste ou du Parti socialiste sont exclues (Landes, Haute-Garonne, Charentes). » En 1953, face à la crise viticole et de l'élevage, dix-huit départements du Sud et du Centre constituent le Comité de Guéret : « Il s'oppose à la direction nationale de la FNSEA, sans aller jusqu'à la rupture. » Ces affrontements laisseront des traces profondes.
En 1958, la Ve République est instaurée, le général de Gaulle arrive au pouvoir. Désormais, la politique agricole se décidera moins au Parlement qu'à Matignon. En fin d'année, face à l'inflation, l'indexation des prix agricoles sur la hausse du coût de la vie, obtenue par la FNSEA un an plus tôt, est abolie. Les manifestations paysannes renaissent. C'est dans ce climat de défiance que naît, en 1959, le Modef, Mouvement de défense et de coordination des exploitations familiales. Le Modef est peu sensible au discours unitaire de la FNSEA. Proches du Parti communiste, ses dirigeants entendent défendre la petite paysannerie. Ils revendiquent des prix rémunérateurs, s'opposent à la politique des structures et à la politique européenne naissante. « Ce mouvement va s'implanter dans les cantons les plus laïques. En revanche, il contourne une dizaine de départements où les directions des FDSEA sont restées proches du Parti communiste ou du Parti socialiste », souligne Serge Cordellier. Depuis 1945, des jeunes agriculteurs se retrouvent dans les cercles (sorte d'amicales) créés au sein de la CGA. D'autres militent activement et se forment dans les groupes de la JAC (Jeunesse agricole catholique). « A partir de 1954, les jacistes décident de transformer les cercles de la CGA en associations, puis en syndicats. Et les jeunes, jacistes ou non, adhèrent en nombre », poursuit Serge Cordellier.
LES JEUNES PASSENT EN FORCE
Le CNJA, Cercle national des jeunes agriculteurs, est créé officiellement en 1957. Il reste statutairement une branche de la FNSEA. Il conserve toutefois une autonomie qu'il va largement utiliser : souvent issus de petites et moyennes exploitations de polyculture élevage, les jeunes entendent faire bouger les lignes du syndicat aîné. Ils veulent modifier en profondeur le métier, réaliser « leur révolution silencieuse », comme l'écrira un de leurs leaders, Michel Debatisse. Moderniser les structures de leurs exploitations familiales, sortir durablement les paysans de la misère qui les menace régulièrement… « Chaque fois que nous montions en tribune aux congrès de la FNSEA, nous avions une contre-proposition à présenter », se souvient Marcel Deneux, qui prendra par la suite la tête du CNJA (1960-1964).
Malgré des effectifs plus faibles, l'organisation est déclarée représentative à part entière, comme la FNSEA, en 1959. Les jeunes trouvent une oreille attentive auprès de Michel Debré, Premier ministre du général de Gaulle. Soucieux d'indépendance alimentaire, très méfiant vis-à-vis des dirigeants en place à la FNSEA, le Général va s'appuyer sur la branche jeune du syndicalisme pour mener sa politique : restructuration de l'agriculture, création d'entreprises viables, indemnités viagères de départ pour les anciens qui laissent leurs terres aux jeunes, surface minimum d'installation, instauration d'un contrôle des cumuls pour garder le caractère familial des exploitations, création des Safer, des Gaec… Traités de collectivistes par les uns, de fossoyeurs de la petite paysannerie par les autres, les jeunes participent largement à la rédaction des lois de 1962, alors qu'Edgar Pisani est devenu ministre de l'Agriculture.
Dans les dix ans qui suivent, la promulgation, puis la mise en place des lois d'orientation de 1960 et 1962, les responsables du CNJA prennent les commandes des syndicats spécialisés (lait, porc, bovins, aviculture). En 1971, Michel Debatisse, issu du CNJA, est à la tête de la FNSEA. La structure syndicale affirme sa prééminence sur toutes les organisations professionnelles. Jusque dans les années 1980, elle assurera la représentation unifiée et exclusive de la profession dans sa cogestion de la politique agricole avec le pouvoir.
Entretemps, d'autres syndicats vont naître. En 1969, sur l'aile droite se crée la FFA, Fédération française de l'agriculture. D'autres lignes de fracture vont se creuser au coeur même de la FNSEA, nourries par les déceptions nées des résultats des lois de 1960-1962. Surtout dans le grand Ouest et en Rhône-Alpes. Les congrès du CNJA sont très agités : Bernard Thareau, ancien de la JAC, représente cette aile contestataire. En 1968, il se présente à la présidence du CNJA mais perd l'élection de quelques voix. Deux ans plus tard, c'est un contre-rapport « pour un syndicalisme de travailleurs » qui est présenté. Face aux inégalités persistantes entre agriculteurs, productions et régions, ces contestataires réclament des compléments de prix qui compenseraient la différence entre prix de marché et prix d'objectif. Mais les dissidents ne s'unissent pas, soumis à de vives oppositions entre jusqu'au-boutistes et réformistes.
LA LENTE MARCHE VERS LE PLURALISME
En 1974 cependant, se crée l'Association nationale des paysans travailleurs (ANPT), qui aboutira en 1981 à la création de la CNSTP (Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans). Nombre d'agriculteurs contestataires préfèrent toutefois rester dans leurs fédérations ou leurs cercles pour faire bouger les lignes. Les débats sont rudes. Dès le milieu des années 1970, la FNSEA et le CNJA reprennent progressivement en main la plupart des départements rebelles. L'alternance politique de 1981 fait espérer aux dissidents une reconnaissance rapide du pluralisme syndical. En 1982 se crée la FNSP (Fédération nationale des syndicats paysans), issue des FDSEA et CDJA dissidents. Cette nouvelle structure fusionne avec la CNSTP en 1987, pour créer la Confédération paysanne. « Il aura fallu une quinzaine d'années pour que les différentes sensibilités qui composaient la gauche paysanne moderne se retrouvent. La réussite du mariage se fait autour du projet d'agriculture paysanne », explique Serge Cordellier.
APPARITION DES COORDINATIONS
Cinq ans plus tard, une nouvelle brèche s'ouvre : en 1991, des céréaliers du Gers se révoltent face à la réforme de la Pac qui se prépare pour 1992. Le projet prévoit de mettre en place un système administré d'aides directes et de jachères pour compenser des baisses annoncées de prix. Face à ce qu'ils jugent être un manque de réaction de la FNSEA, ils décident de créer une coordination pour rassembler tout agriculteur, syndiqué ou non, qui refuse la réforme en préparation. Très vite, la FFA, marquée à droite, mais aussi le Modef et quelques régions de la Confédération paysanne du Centre-Ouest se retrouvent dans les mots d'ordre. En 1994, quand ils estiment que la FNSEA ne s'oppose pas vraiment à cette réforme, les créateurs de la coordination optent pour un statut de syndicat. Celui-ci absorbera la FFA. Le Modef et les confédérés proches du mouvement s'en éloignent alors. Pour Serge Cordellier, ce serait toutefois une erreur de classer cette organisation à l'extrême droite. « Il y cohabite des sensibilités très variées, assure-t-il. La Coordination rurale défend une agriculture d'entrepreneurs, critique le dévoiement de certaines coopératives et revendique le rétablissement de la préférence communautaire. Elle prône l'agriculture durable et l'application d'une exception agriculturelle. »
Avec cette dernière naissance en date s'est établi le paysage syndical tel qu'on le connaît aujourd'hui. De circulaires en décrets, puis en lois, le pluralisme s'est lentement développé à partir de 1983. Trente ans après, il reste au coeur des débats sur les interprofessions et l'actualité du syndicalisme de demain.
(1) Serge Cordellier est l'auteur de plusieurs articles sur le sujet. A lire : revue « Pour », mars 2008 : « L'Univers des organisations professionnelles agricoles ».
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